Sommets pour le climat est un projet collectif qui a fédéré des énergies, créé des rencontres, donné des envies. Une traversée collective des Écrins en 2015, un Tour de l’Isère en 2016… et on se croise encore, et on a toujours envie d’aller en montagne, mais chaque jour un peu moins comme avant. Épisode 3. Mai 2017.
Entre nous, l’idée avait du mal à être formulée. Gravir le Mont-Blanc en peaux et skier sa face Nord. Le Mont-Blanc ?! T’as changé mec… Les séracs, le supermarché Chamonix, les camions dans la vallée, les téléphériques, les hordes bariolés, les refuges usines, les itinéraires de haute-montagne tracés à la dameuse de la fréquentation, le défaut d’être le plus haut et donc le moins modeste… Arrête gros. Stop. C’est une superbe face, une très belle montagne, qui ne mérite peut-être pas de porter seule les stigmates de la consommation alpine. Tu vois des plaies et t’oublies de faire des caresses.
Nous étions quelques uns à vouloir commettre cette ascension et nous souhaitions la vivre à notre manière. Travailler notre besoin de montagner pour nous réapproprier le droit d’admirer une « cathédrale de la terre ». Approcher l’objet du fantasme en contournant ce qui nous fait fuir et en nous permettant de le vivre avec joie.
D’abord, bien sûr, on se met en mode « Changer d’Approche », comme le suggère Mountain Wilderness. Cette fois-ci, on cherchera à éviter de participer au concert de particules fines de la vallée de l’Arve pour notre si futile loisir. L’enjeu climatique est trop fort. Et puis, surtout, on concrétise un « esprit » d’approche de la montagne que nous appelons alors « slow moutain » et que nous bossons depuis quelques années. On dirait que Slow Mountain est à l’alpinisme ce que Slow Food est à la gastronomie : une pratique militante qui invite à retrouver de l’authenticité et à sortir du productivisme (ou de la performance).
Cette aventure a pris ses racines dans les années 90 en Russie. En Russie, tu fais de la Slow Mountain, non pas par conviction ou par poésie, mais juste parce que tu n’as pas le choix. Dans ce pays, c’est « au naturel » que tu vas mettre des semaines pour faire ton ascension. Alors forcément, les trajets de plusieurs jours, les marches d’approches interminables, tu les vis. T’es obligé. Par exemple, quand tu veux aller au Beloukha, dans l’Altaï (4509 m), t’en as pour des jours à quitter le réseau ferré et routier si tu habites Moscou. Pour faire Gorno-Altaïsk – Tioungour, c’est une aventure surréaliste : tu n’as qu’un bus, qui met neuf heures. Encore moins fréquent (deux fois moins) et tout aussi long que pour faire Grenoble – Chamonix en train, c’est pour dire. Pourtant, la SNCF se donne du mal pour sous-développer son infrastructure et nous faire préférer la route, comme elle l’a fait pour les marchandises. Ensuite, une fois que t’es arrivé à Tioungour, qui ressemble en fait plus à La Bérarde qu’à Cham’, t’en as encore pour trois jours de marche d’approche jusqu’au camp de base Ak-kem. Ensuite, ça commence vraiment, avec une ascension qui prend 4 ou 5 jours, avec deux cols assez délicats, et la face finale. Puis tout ça, tu les refais à l’envers, jusqu’à Ak-kem, Tioungour, Gorno-Altaïsk puis Bernaoul ou Biysk. Puis Moscou.
En France, l’aventure n’a vraiment commencé qu’en 2014 pour nous. Par une réflexion « de fond » sur le devenir de la vallée sinistrée et pourtant à haut potentiel qu’hantent actuellement les restes de la commune de Livet-et-Gavet. Ca s’est incarné profondément en 2015 avec « Sommet(s) Pour Le Climat » puis avec une participation au voyage transitionnel qu’est le Tour de l’Isère en 2016. Et là, dans la continuité, nous ne sommes pas allés « faire » le Mont-Blanc. « Faire le Mont-Blanc », tel que nous le caricaturons, c’est enchaîner un aller-retour en voiture + téléphérique + refuges de luxe dans la journée ou sur deux jours. Une montée express au sommet les yeux rivés sur le variomètre made in china. C’est cocher une case sur une liste d’ « exploits sportifs ». Non.
On voulait vivre le truc. Lentement, respectueusement (réduction de notre impact), depuis chez nous et jusqu’à chez nous, en essayant d’être le plus souvent possible en conscience de nous-même et des conséquences de nos actes. En conscience de l’espace qui se déploie à l’extérieur et de son miroir à l’intérieur : nos sensations, nos croyances, nos désirs, nos paradoxes, nos émotions, nos moteurs, nos freins et ce qui se jouait entre nous.
On était trois finalement. Trois amis qui n’avaient pas beaucoup eu la chance de vivre des moments de montagne ensemble. Serge et Victor en 1999 dans l’Altaï (donc), Serge et Pascal, épisodiquement dans les Alpes et souvent sous la pluie (réussite, en 2015, de la directissime du col du Lautaret depuis Villar d’Arène, ce n’est pas rien).
On en parlait donc de ce Mont-Blanc. Un peu en cachette. Le cahier des charges s’affinait de fois en foi.
Première clause, non négociable : pas de véhicule individuel. Transports en commun, auto-stop si nécessaire, en dernier choix. Dans les trains et les bus, on rencontre des gens, des fois des chouettes, on lit des livres, on parle de soi, des autres, on regarde défiler le monde.
A cette clause minimale de l’approche « changée », nous ajoutons notre slow clause : pas de remontées mécaniques. Le paysage ne le mérite pas et, surtout, la montagne se grimpe lentement. La longueur de l’approche nous magnifie l’extase. Tu prélimines longuement et tu jouiras plus fort. Y a plus d’approche et de sommet. Y a qu’une sortie entre ami, depuis le pas de nos portes et jusqu’aux pas de nos portes. Tous les moments qui se déroulent entre temps feront partis du « mixed play » qu’on se plaît à jouer.
Clause renforcée par l’altitude. On vit nous trois entre 30 et 500 mètres d’altitude. Si on monte à 4800 en deux jours, ça va cogner. Partons du bas, quitte à ce que la montée prenne trois jours. Peu importe, le temps est redevenu une ressource abondante. Il n’y a qu’à se la donner. Partir d’en bas, c’est habituer peu à peu l’organisme à l’effort et à la raréfaction de la pression partielle en dioxygène.
Enfin, clause complexe à tenir : on essaye d’éviter l’hélicoptère. Il était dit que nous monterions notre popote et notre tambouille. Mais que nous dormirions en refuges construits à grand renfort d’énergies obsolètes. En Slow Mountain, y a pas d’intégrisme non plus. Ca a le mérite de te forcer à définir ta propre frontière. Jusqu’où j’engage ? Ca s’appelle l’autonomie.
On était prêts dans les corps et dans les têtes et même dans les agendas. Il ne restait plus qu’à attendre la fenêtre des conditions météorologiques et nivologiques. Ca ne venait pas, ça ne s’alignait pas, on n’a pas forcé, on a bu des coups, on a joué aux cartes, on a grimpé au soleil du sud, on est allé dans les musées… On se laisse porter par ce qui est vivant – du moins on essaye. Ne rien forcer, mais naviguer en fonction des vents. Même s’ils sont contraires.
Jusqu’à ce que la fenêtre arrive à l’Ascension. Ca ne s’invente pas. Les prévisions à long terme laissaient voir que les conditions allaient être bonnes pour cette période. Mais le long terme en météo se traduit par « demain matin » dans la temporalité des réservations de certains refuges. Et c’est ainsi qu’appeler Les Grands Mulets dix jours à l’avance pour réserver une nuitée pour trois personnes s’est transformé en jolie blague. Le monde entier, qui n’a pas tort, s’était donné rendez-vous dans cet espace-temps et s’y était pris avant nous pour s’y réserver une place.
Il a fallu modifier la navigation face à ces nouveaux vents. Qu’à cela ne tienne, J2 consisterait non plus à rallier le refuge du Plan de l’Aiguille au Refuge des Grands Mulets, étape honorable pour des slow alpinistes promeneurs que nous sommes, mais à doubler la mise en ajoutant l’étape Refuge des Grands Mulets – Refuge du Goûter par l’arête Nord du Dôme éponyme. Étape de bourrins pour les alpinistes qui veulent retrouver le goût de la lenteur. Mais justement, faut pas tout confondre. Slow Mountain, ça veut pas forcément dire qu’on fait 500 m par jour…
Il restait plein de places au Plan de l’Aiguille pour la première nuit (nous étions 6, en tout et pour tout). Il restait largement trois places au Goûter. Celles-ci nous ont obligé à casser nos PEL, même en nuitée simple (60 euros la nuit) et à ravaler un peu de fierté.
Le vin tiré, il faillait le boire. Et nous le bûmes.
25 mai 2017 – J1 : Lyon (ou Grenoble) > Refuge du Plan de L’Aiguille
Nous nous retrouvons à Part Dieu à 10h. A côté des distributeurs à biscuits chocolatés et des aquariums à patience écrasée de salle d’attente. Serge est venu à pied de chez lui. Victor a pris un train de Voiron, plus tôt dans la matinée. Pascal est parti la veille (Vélo depuis Velpeau, TGV Saint Pierre des Corps > Marne la Vallée, TGV Marne La Vallée > Lyon Part-dieu, Métro B, remontée à Chaponost en auto de passage, changement de sac à dos et chargement de ski, dodo peu, puis bus 12, Gare d’oullins, Métro B > Gare Part-dieu). Pascal, minuit, 800km de tgv dans les pattes après la journée de boulot, métro B, quelques étudiantes alcoolisées et chancelantes, quelques décilitres de margarita finissant sur la corde. Pas lui qui fait la fête. Tiens.
C’est férié. Le train pour Genève a été réduit de moitié. Mauvais calcul. Vu le nombre de pontistes de l’Ascension en partance pour toutes les gares du trajet, avec force vélos, sacoches, valises, il eut fallu le doubler ce téheuhaire. Nous nous frayons un passage dans la masse, aidés par nos skis, nos piolets saillants, nos crampons inquiétants qui dépassent insolemment de nos sacs. Les réflexions sont habituelles pour un départ en ski de rando de fin de saison : « Mais où ils vont avec leurs skis, maman ? Il n’y a plus de neige ? », « Ah, eux, ils vont à Tignes sûrement ». Sans commentaires… Slow Mountain, c’est un peu l’inverse de Tignes, justement… On a souri sans relever.
Avec ce bordel, le train prend un retard considérable mais heureusement, les correspondances sont assurées les unes après les autres. On salue progressivement les cyclotouristes qui vont se balader joyeusement dans les Dombes, le Revermont, le Genevois…
Pour Victor, parti de Voiron à 8h30, ça fait plus de six heures de train pour rejoindre la madame Chamonix. A peine moins que pour aller de Gorno-Altaïsk à Tioungour, en plein milieu de l’Altaï Sibérien, par des pistes cahotantes et sinueuses. Slow… C’est clair qu’avec un véhicule à CO2, le temps de trajet est réduit des deux tiers. La SNCF nous pousse vraiment sur les routes. Mais quid de l’aventure ? Quid de ce que les situations produisent de vivant, de spontané, d’imprévisible ? Quid de la possibilité, une fois que les hordes de cyclistes ont été vidées des wagons, de piquer un petit roupillon, ce qu’un conducteur ne peut s’engager à faire qu’au prix de risques avancés ? Quid des rejets de CO2 ? Quid de l’utilisation consentante d’autoroutes qui défigurent nos vallées et nos plaines ? Quid du refus de continuer à alimenter le mythe de la voiture individuelle qui vivote encore par inertie, mais qui appartient au monde d’hier ?
Au moins en France. Parce qu’en Russie, le mythe de la voiture individuelle est décalé d’au moins 50 ans. Acheter une voiture, ça revenait à combiner les conditions improbables suivantes : épargner 10 ans de salaire net et être admis sur une liste d’attente de 6 à 7 ans. Maintenant que ça a changé, c’est la ruée. Et il reste des pays où ce mythe continue à faire fantasmer, et seulement fantasmer. Nous, en Europe, on se paye le luxe de chercher à se désintoxiquer pendant que des nations n’ont pas encore pris leur première taffe ou n’en sont qu’à leur premier paquet.
Le reste, c’est la routine. Courses complémentaires au magasin Bio de Cham (si, si, on vous jure, ça existe ! Bon ok, on a dû faire un emprunt sur six ans). Et top départ, montée à pied, avec sur les épaules, le sac à dos pour 3 ou 4 jours de raid, les skis sur les sacs, les chaussures sur les skis, et il y avait même des trucs dans les chaussures. 1200 m de montée sous les câbles du téléphérique dans une forêt de Mélèze au vert tendre, d’érables, de sapins, d’alisiers… Et nous faisons un voyage lent dans l’espace. Et nous faisons un voyage rapide dans le temps. Au bout de 200 m, nous sommes début mai. Encore une heure de montée et nous sommes début avril avec des Mélèzes qui débourrent à peine et des couvre-sols qui n’ont pas même encore eu l’idée d’essayer de pousser alors que la neige est déjà partie plus haut. Et c’est en hiver que nous arrivons, liquides, au refuge du Plan de l’Aiguille, de la neige entre les pieds et les sandales, et ravis de commettre une nouvelle entorse à nos principes, en commandant des bières, sans doute montées par le téléphérique dont la gare intermédiaire est située 100 m plus haut.
Si ça se trouve, tes bières, elles ont même été montées en hélico, mec.
26 mai 2017 – J2 : Refuge du Plan de L’Aiguille > Refuge du Goûter
On sait que c’est l’étape la plus dure. On sait que si ça le fait, ben ça le fera. Il s’agit d’enquiller plus de 2000 m de dénivelé, dans un terrain inamical, à des altitudes déraisonnables. Gagner la Jonction est loin d’être de tout repos, et c’est déjà bien entamés que nous prenons pieds sur le Glacier des Bossons. Il est déjà tard, et il reste 1500 m à placer avant la nuit (de préférence).
A la Jonction, ceux et celles qui descendent déjà nous filent dessus. Il y a des centaines de traces dans cette neige pas si vieille. Au détour d’un virage, on trouve un smartphone dans la neige, les traces de montées sont introuvables dans le dédale des serpentins de descente, non sans joie nous quittons le déversoir de la face proprement dit pour rejoindre l’arête Nord du Dôme du Goûter, qui à l’air plus calme (du moins en début d’aprem…).
Nous retrouvons quelques souffles, et, portés par la beauté stupéfiante du lieu, par l’émotion intense d’être là, sur cette arête, dans ce grand déballage glaciaire, nous avançons patiemment. Encordés, nous filons au même rythme et nous adaptons chacun aux faiblesses et hésitations des autres. Nous coupons 200m sous le Dôme proprement dit, à travers la Face Nord-Ouest, via un cheminement finalement assez simple, où il ne faut certes pas lambiner si tu souhaites rester encore en vie et donc gravir le Mont-Blanc le lendemain (entre autres choses que tu peux faire dans les jours du reste de ta vie). Les édifices glaciaires posés là en équilibre comme de la vaisselle de géants ayant décidé, donc, de rester en place pour s’égoutter, nous gagnons le refuge du Goûter, ravis de découvrir de près cette singularité de deuxième espèce, presque inhabité ce soir-là (le moyen mécanique de s’en approcher, le tramway du Nid d’Aigle, étant en panne, il fallait savourer une montée et sa transpiration conséquente).
On pense même plus aux conséquences de notre prêt pour obtenir de quoi acheter deux bouteilles d’eau et deux canettes de bière industrielle (50cl) : 32 €. Nous découvrons le lieu. Nous découvrons des parties de notre corps qui n’ont rarement eu le loisir de s’exprimer. Étirements, massages, réhydratation, repas, étirements, réhydratation, couchés à 19h30. Couchés. Pour ce qui est de dormir, évidemment… L’altitude n’est pas le pire handicap. Un jeu s’organise dans notre dortoir (où sont regroupés tous les dormeurs du soir, malgré les autres dortoirs bien vides) pour venir s’y coucher bruyamment à quinze minutes d’intervalle jusqu’à 22h30. Lol.
27 mai – J3 : Refuge du Goûter > Mont-Blanc > Lyon / Annecy
A 3h30, sortie sur le pont, les paupières hésitantes. La terrasse métallique suspendue au-dessus du vide, de nuit, avec l’horizon sans vis-à-vis, la voûte avec 3800m d’air en moins, étincelante d’une Voie Lactée continue et d’un Scorpion rare en cette saison, avec l’odeur de mazout (refuge HQE on t’a dit), t’as juste l’impression d’être sur un paquebot transatlantique et de prendre l’air en polo à manches courtes en pleine nuit. Une légère brise, provoquée par le vent relatif ? Catabatique toi même. Tu ne sais plus. 3h30, à 3800 m, bras nus sans frissonner, en mai. Non mais allo ? Slow Spirit (Cities, Food, Mountain, ou ce que tu voudras), ça n’est plus juste un exercice de style. Ca devient une urgence planétaire. On agira [peut-être] trop tard mais on agira quand même. Non ?
Nous prenons le petit déjeuner dans le sas du refuge : les indigents qui ne payent qu’une nuitée et même pas de demi-pension sont priés de se débrouiller dans des non-espaces, l’accès à la salle hors-sac leur est fermé pendant la nuit. Pas le droit, donc, de choisir son horaire de départ. Tirade historique du gardien qui ne vous réveille pas : « je vais pas me lever deux fois ! ». Faudrait la répéter à pas mal de gardiens et gardiennes, de l’Oisans notamment, qui se lèvent 2, 3 voire 4 fois par nuit, qui vous réveillent sans réveiller tout le dortoir (ou qui sépare les dortoirs tous simplement), et qui souvent le font quand-même, même si vous leur dites que ce n’est pas la peine. On vit une petite nostalgie de cet accueil sur notre réchaud dans le sas d’entrée du dernier cri des refuges modernes des alpes françaises.
C’est quoi un refuge au fait ? C’est pas ça. Ca, c’est une ZAE (zone à éviter). On vous met un panneau lumineux.
Revenons donc au réchaud qui fonctionne à plein tubes (ohé ohé capitaine abandonné, la la la) pendant que nous nous affairons dans l’espace de stockage des chaussures et des crocs, des skis et des peaux, et tout le matos qui tranche, qui troue, ou qui relie. Quand nous sortons, harnachés de pied en cape, c’est déjà l’aube. Les étoiles se cachent progressivement.
La montée au Dôme du Goûter se fait sans anicroches. Pascal a oublié sa gourde si péniblement remplie la veille au refuge. Tant pis, il testera les capacités thermodynamiques du réchaud à 4800m, pour voir. Avec un peu de chance, il devrait bien rester encore un peu de neige au sommet ? On a prévu d’être lents, mais on compte arriver avant le XXIIème siècle. Cette montée, c’est la clé de l’étape du jour. Si t’arrives déjà cramé au sommet du Dôme du Goûter, je ne parie plus un kopek sur tes chances de vaincre l’arête des Bosses. En revanche, réciproquement, si t’es encore frais, alors le Mont-Blanc est d’accord pour t’accueillir un instant en son giron et les Bosses te laisseront passer. Le paysage se découvre progressivement. Les 4000 aux alentours commencent à passer sous l’horizon les uns après les autres. Ca fait drôle. Au loin, le Viso, la Meije, La Barre, La Dent Blanche. Dans l’ombre au sud-ouest, nous regardons la Grande Casse et le glacier du Ruitor avec des angles qui ne correspondent à rien de connu. Ca n’a aucun sens de toiser ainsi ces sommets. On ne te parle même pas du petit bout de cailloux avec une antenne, juste là, au nord, qui domine pourtant Chamonix de ses 3855m d’altitude et qui, là, te ferait presque faire un torticolis à l’envers. Il s’agit bien de l’envers. Non pas l’Envers de l’Aiguille, mais l’inverse du symbole que représente l’Aiguille du Midi, avec son anthropisation hors sol, surréaliste, et défigurante, en son sommet. En partant d’en bas, en montant doucement, en la dépassant puis en la toisant, nous incarnons à notre petite manière qu’on peut faire « autrement ».
Nous passons l’épreuve finale de l’arrête des Bosses, à un rythme pépère, mais continu. On ne s’arrête pas au Vallot (ce qu’on voulait faire) car on craint la horde de skieurs et skieuses qui montent depuis les Grands Mulets et avec qui il sera délicat de partager la fine arête des Bosses. Pas con le gars Joseph Vallot de construire son édifice sur ce petit éperon rocheux, le dernier avant la glace sommitale sur laquelle, à la fin du dix-neuvième, ignorant tout de la glaciologie, un fou nommé Janssen se fit construire son observatoire de rêve, sur le sommet du Mont-Blanc. Observatoire bien vite englouti par le monstre glaciaire. Un siècle après, la glaciologie a progressé, la climatologie aussi, et pourtant, combien de fous sommes nous, à exiger tout, tout de suite, souvent au bout du monde, en cramant carbone, polluant terre, saccageant forêts et océans, n’écoutant pas les sagesses environnantes et condamnant nos réalisations à n’être pas plus durables que l’orgueilleux observatoire Janssen ?
Le sommet est sous nos pieds à 9h. Nous arrivons avant les vagues. En effet, deux cohortes convergent vers cette exacte particularité topographique qu’est le sommet, une depuis les Grands Mulets, ceux et celles, rappelle-toi, qui avaient mieux anticipé que nous leur réservation, et une depuis le tas de Cailloux avec une antenne, via les Trois Monts Blancs. Dans chaque cohorte, compte plus de 100 personnes.
Un seul hic au tableau. Nous avions rendez-vous au sommet avec Tifix, à 9h36, arrivant par les Trois Monts (cette fois-ci… on deale comme on peut, lui et nous, avec nos volontés). Nous avons pris une marge, donc nous y sommes arrivés avec un peu d’avance. Le problème, c’est que ledit Tifix, lui, il nous dit, dans le SMS que Serge lit en rallumant sa machine à ondes, qu’il sera là à onze heures. La descente sera longue, et même si c’est sympa ici, on ne va pas non plus y faire un tennis (en plus Victor a oublié sa raquette). Nous décidons de ne pas l’attendre, et entamons la face Nord de nos carres rouillées un peu avant 10h. On apprendra plus tard qu’il avait monté une bouteille de Champ, parce que c’était son anniversaire. Boire une gorgé d’alcool à bulles à cette altitude, ça aurait été une expérience sensorielle supplémentaire. Sans doute très intéressante. Tant pis, ce sera pour la prochaine fois, quand on aura monté d’un niveau en slow-mountainisme et en patience.
Ambiance de fous-furieux dans cette symphonie de séracs dantesques. Des barres d’immeubles gelés de soixante étages entassées pêle-mêle les unes sur les autres, en équilibre précaire sur des falaises de granite qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Et un ciel d’un bleu spatial. Ca pose son décor. Mais ça dit aussi aux cuisses : « la pause, tu la feras un peu plus loin. Pour le moment, t’as plus rien, mais cherche bien dans les réserves, tu vas forcément trouver encore un peu de jus. T’es pas sûr ? Lève la tête derrière toi… Ahhh, tu vois. Ca skie encore. » C’est clair que tu traines pas dans ces coins-là. Même pas pour faire des photos. Les photos, tu les fais avec tes yeux, et avec un temps d’ouverture d’une seconde, pas plus.
Les pentes, les séracs et les gouffres s’enchaînent, comme une play-list des cinq rythmes, démesurée, d’une heure et demie. Le temps de vivre une bonne grosse vague et de tout donner dans une débauche de gestes libres. Des gestes parfois élégants, si la neige est transformée et pas encore explosée par les centaines de passages des jours précédents. Des gestes toutefois souvent scabreux, crapautants et épuisants, si la neige est trafolée, bosselée et tôlée.
On passe la Jonction, on stoppe un instant, on regarde passer les gens qui nous rattrapent, on se dit qu’en trente minutes, on voit passer 90 000 euros de matériels achetés aux magasins de sport qu’on devine presque plus bas : skis dernière technologie, chaussures assis sans boules, vestes rutilantes, sac à dos full option, etc. On se dit que l’alpinisme, celui-ci en tout cas, si tu lui adjoins les cent balles de demi-pension en refuge, plus les soixante de téléphérique, plus le péage, plus l’essence, c’est un sacré sport de riches. Comme on est riche aussi, on n’est pas trop vexé. On se le dit, c’est tout.
Et puis on papote parce que. Parce que Victor avait prévu de rentrer demain, dimanche, comme Pascal et Serge. On avait pris un jour de marge au cas où la météo ou nos corps nous auraient Joué-les-Tours (37). Mais on n’en a pas eu besoin. Néanmoins, Victor dit qu’il rentrerait bien dès ce soir, comme il est tôt, et que demain, ses enfants fêteront leur maman, et qu’il les rejoindrait bien au petit-dej. Il est treize heures. Pascal et Serge remballent leur envie de rien foutre sur la terrasse du Plan de l’Aiguille pour rentrer le dimanche pépérou en train. On se sépare pas, on reste ensemble, et on décide de descendre tout droit vers la route. On tendra les pouces et on verra bien.
C’est encore sans encombre que nous prenons pieds sur la terre ferme, puis que nous redescendons jusqu’à Cham par le chemin situé sous l’ancien téléphérique (comme si un seul, ce n’était pas déjà un de trop…). Visite rapide des installations obsolètes que personnes ne jugent utile de démonter. A quinze heures, nous aboutissons à la sortie du tunnel du Mont-Blanc sur l’aire à camions. Choc vivant. Y a pas cinq heures on était au sommet du truc, nous voici là, à pied, en slip, dégoulinants, à l’entrée du grand trou qui passe en-dessous.
Lavage dans le torrent, changement de tenue, et nous voilà prêts pour tenter de rentrer en stop. Plus de transports en commun si tard (voyons… 15h !) au départ de Chamonix ou Saint-Gervais. Tu le crois ça ? Victor doit aller à Annecy. Il est pris immédiatement. Pour Pascal et Serge, c’est le début d’une longue aventure qui passe par le parking surchauffé et irrémédiablement bitumé de la Migros d’Annemasse puis la gare de Bourg-en-Bresse en deux trajets en usine mobile à CO2. L’arrivée se fait par le tortillard de 19h31, qui arrive à Part-Dieu à 20h39. C’est dans cette dernière étape que nous trouvons enfin le temps d’enfin honorer notre soif avec deux canettes de bière plus de quatre fois moins chères que la veille, et de faire la rencontre de Sarah, qui chante des fois et avec qui nous parlons de toutes choses sérieuses ou pas jusqu’à l’arrivée. En marchant dans Lyon pour rejoindre un complice tout juste prévenu de notre arrivée, nous réalisons que nous sommes dans la plaine. Nos globules rouges sont affolés, et la vie est belle. Nous n’avons pas fait le Mont-Blanc. Nous l’avons vécu, avec nos cinq (ou plus) sens et tout le spectre émotionnel. Avec lenteur, respect de nos rythmes, et connexion. La porte était ouverte. Merci la montagne. Merci les copains. Merci.
Pour Victor, c’est l’occasion de revenir sur l’intensité de ces trois derniers jours, et notamment du départ : Réveil à 6h, ramassage de fraise dans le potager couplé avec les exercices de gym-yoga du matin, douche, préparation du petit-dej, enfants qui se réveillent… biberon, pot, habillage, petit déjeuner, école-nounou, train pour Lyon attrapé à quelques secondes près par un miraculeux concours de circonstances… ouf j’ai eu l’impression de vivre déjà une journée entière… c’est comme cela qu’on commence le Slow… Et au final, pour moi, c’était une des courses les plus intenses au niveau physique et en termes de sensations de rapidité et d’intensité… Comme quoi, tu vois, le concept reste a préciser… Mais après mes habituelles trois journées en une d’un père de deux enfants, à son compte, c’était bien slow… chacun a besoin de temps pour se connecter et vivre la nature et l’espace. Pas seulement en faisant des sorties en mode slow mountain mais en étant général en mode « SlowLife ». C’est ça dont on a besoin pour sentir et vivre…